Dominium Mundi: séance du 22 Mars

Je rebondis sur la discussion qui s'est esquissée à propos du sens de l'expression dominus mundi, pour ajouter quelques éléments, non pas sur le fond de la question, qui est difficile ! mais sur le point de savoir si son enjeu est simplement technique (comme semble l'admettre Emanuele) ou s'il dépasse largement la technique pour impliquer ce qu'Anton décrit comme une "lourde affaire" : celle de savoir si l'empereur est "kurios tou kosmou", maître et possesseur du monde, question qui "dépasserait la seule sphère technique, peuplée des juristes glossateurs". 
Je crois qu’il s’agit d’une question importante : non seulement pour elle-même mais aussi en raison de ses implications pour l'entreprise même de notre séminaire, porté par l'ambition d'analyser le fonctionnement de « l’invention juridique » ou l'activation des formes de droit.
Reprenant une image que j'affectionne, celle de ce que les juristes nomment parfois "l'habillage juridique", je vais essayer de reformuler comme suit la question soulevée par Anton :
le vêtement formel cousu par les glossateurs, qui sont bien, en effet, des techniciens du droit — avec leur art de la "coniunctio causarum" et leur rapport sacralisant au digeste — ne craque-t-il pas de toute part, dès lors qu'on lui fait revêtir la personne même de l'Empereur, dont l'habit doit se tailler dans une autre étoffe discursive : celle de la théologie politique ? Anton demande ainsi s'il n'y aurait pas, dans l'histoire de l'expression "dominium mundi", une "ruse de la raison politique-publiciste", qui chercherait à se faire "passer pour recevable en droit privé". Qu'est-ce à dire ?
Précisément, pour comprendre la portée de cette suggestion, il faut revenir au sort que Carl Schmitt, dans le Nomos de la Terre, réservait au dominium mundi. Pour Schmitt, qui se réfère au Moyen Âge d’une manière en quelque sorte négative, c’est-à-dire sous l’angle de la Respublica christiana dont la modernité a selon lui déchiré l’unité politique, l'enjeu est entièrement public. Outre que Schmitt était publiciste — ce qui a sans doute son importance, le Nomos de la Terre porte sur l'histoire du droit international public, élevée à une dimension, pour le dire ainsi, géopolitique. La référence au "dominium mundi" médiéval étant tout entière tournée vers ses rapports avec l’imperium, l’analyse est immédiatement "happée" dans une perspective que nous dirions bien, en effet, "politique-publiciste", une perspective de facture hégélienne, prompte à débusquer une "ruse de la raison" qui détermine le cours de l'histoire.
Dans un registre proche, on peut songer à l'analyse qu'Ernst Kantorowicz, dans les Deux corps du roi, propose de l'enrôlement du droit romain dans la justification de la royauté du monarque, en lieu et place de la liturgie christique.
Une telle perspective, d'orientation plutôt "publiciste", nous déporte alors en effet de la technique du strict droit privé. Au lieu de se perdre dans les distinctions entre les dominia directum et utile, elle nous invite à démêler avant tout les justifications, les légitimations dont le thème du dominium a été le moyen — lesquelles ont peut-être, in fine, un autre fondement et un autre sens que juridique, un sens plus "lourd", pour reprendre le terme d'Anton.
Cependant est-ce qu'il n'y a pas une précaution à avoir ici — similaire peut-être à celles qu'inspirent les débats de spécialistes sur l'existence d'un "droit public médiéval" ? Est-ce que notre opposition entre le public et le privé n'est pas tributaire du moment moderne où les Etats-nations, devenus souverains, ont commencé à se rapporter les uns aux autres à la manière de personnes privées, donnant lieu à l'édification d'un nouveau droit des gens ? 
Au XIIe-XIIIe siècle, je me demande si la langue du digeste ne se prêtait pas facilement à des "activations" diverses, que nous rangerions en effet tantôt sous la rubrique du privé, tantôt sous celle du public, mais que les glossateurs n'avaient pas de difficulté à faire relever d'un seul et même imperium legis (pour parler comme Placentin), s'étendant à la totalité de ce qui est. Dans un article de 1993, "L'institution civile de la cité", Yan Thomas avait rappelé comment des mécanismes de pur droit privé (les affaires de gré à gré) contribuaient à l'édification juridique de la "personnalité" des cités romaines. De même Claudia Moatti, dans son livre récent Res publica. Histoire romaine de la chose publique, remarque que "pour appréhender la sphère du public, on puisait à Rome dans les catégories du droit privé, societas, tutela, procuratio, vindicatio, restitutio" (p. 20).

Sans vouloir préjuger du sort que nous pouvons faire en l'espèce à ces remarques, ni de leur lien avec l'échange précédent à propos de la formule "dominus mundi", je voudrais simplement partager une référence bibliographique toute récente, qui manifeste en partie au moins l'enjeu de la question : Pier Giuseppe Monateri, Dominus Mundi. Political Sublime and the World Order, Hart, 2018. L’auteur se glisse dans les chaussons du Nomos de la Terre de Carl Schmitt et consacre toute une petite enquête à la "renaissance" de ce motif byzantin chez les glossateurs.
Pierre Thévenin

Activer le normes. Séance du 13 Février 2019

Mercredi 13 février 2019, 10h-13h, salle 07-51, 54 Bv. Raspail

Pour préciser l’originalité de l’histoire formelle du droit à l’égard d’autres tentatives d’historicisation de la pensée juridique, cette séance visera à distinguer entre la question de l’application des normes et celle de l’activation des formes. Par activation d’une forme, il s’agirait d’entendre en effet autre chose que l’application d’une norme au cas d’espèce. Schématiquement celle-ci enveloppe deux éléments : d’un côté la décision d’un magistrat ou d’un agent de l’administration de subsumer un cas concret sous une règle ; de l’autre l’exécution administrative des effets éventuellement attachés à cette décision. La théorie du droit d’un côté, la sociologie du droit de l’autre, s’attachent alors de manière privilégiée à l’un ou l’autre de ces deux éléments, en se demandant typiquement si la décision était fondée ou légitime, pour la première, et si elle a été suivie d’effet tangible ou matériel, pour la seconde.
 Or, nous l’avons vu à propos de Pillius et de la mise en œuvre de la « conjunctio » entre les lois du corpus justinien, la question n’est pas tant pour nous de savoir si les juristes médiévaux ont « bien appliqué » le droit romain de la propriété à la société médiévale — que de comprendre ce qu’ils lui ont « fait faire », dans des circonstances historiques données, ou précisément comment ils l’ont « activé ».

Pour creuser cette idée d’activitation, on se tournera vers l’usage que le philosophe Nelson Goodman en a proposé pour analyser les œuvres d’art, considérées comme des systèmes de symboles. Dans quelle mesure ce concept d’activation peut-il se transférer à l’analyse des « opérations du droit » ? Inversement, dans quelle mesure les spécificités du droit médiéval, marqué par la technique de l’allégation et le genre des questions disputées, mises en valeur par Hermann Kantorowicz, illustre-t-il le sens de l’« activation des formes juridiques » ?



Lectures facultatives

Nelson Goodman, « L’art en action », Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 41 (1996)

Hermann Kantorowicz, « Die Allegationen im späteren Mittelalter », Rechtshistorische Schriften, Karlsruhe, Freiburger Rechts-und Staatswissenschaftliche Abhandlungen, 1970, p. 81-92.

Jean-Pierre Cometti, « Activating art », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 58, 3, 2000, p. 237-243.

Réponse à Anton Schütz

Cher Anton,

D’abord un grand merci pour tes remarques, qui m’ont beaucoup donné à réfléchir. Une réponse s’impose, même si les problèmes que nous abordons sont tellement complexes qu’il est impossible d’en faire le tour entièrement.

1) Sur Berman et son idée de révolution.
            Le livre de 1983 devrait se comprendre dans le cadre d’un projet de renouvellement de l’historiographie sur le droit que Berman n’a pas pu mener à terme. Après un premier volume sur le changement des XIe et XIIe siècles, qu’il appelle « révolution papale », il en a publié un deuxième en 2003, dans lequel il propose son point de vue sur deux autre changements des relations entre pouvoir et droit en Europe : la réforme protestante et la révolution anglaise. Il aurait voulu poursuivre son travail avec un troisième volume, qui aurait du s’occuper de trois « véritables révolutions », celles d’Amérique, de France et de Russie.
            Je  suis tout-à-fait d’accord avec tes remarques sur l’inutilité de ranger dans la même catégorie des passages historiques aussi différents entre eux comme le sont la naissance de la science juridique et le tournant vers une administration juridifiée des premiers siècles du deuxième millénaire, la réforme du 16ème siècle, les deux révolutions qui veulent réaliser les hypothèses de la philosophie politique des lumières, la transformation violente de la Russie féodale en Union Soviétique. Je suis aussi d’accord pour ranger les deux livres de Berman dans le rayon de la bibliothèque qui contient les ouvrages d’histoire écrits « pour glorifier ses propres aspirations du moment ». Rayon bien peuplé, d’ailleurs.
            Pourquoi, alors, tant de spécialistes, en dépit des critiques, ont attribué tant d’importance aus livres de Berman ? Le premier volume a été traduit en Allemand dès 1991 ; et dix ans après la publication du deuxième, la patrie de l’histoire du droit et du droit Romain moderne lui accorda l’honneur d’une large discussion entre spécialistes (revue Rechtsgeschichte, n. 21 de 2013). En Italie, Il Mulino proposa le premier volume en 1998 et le deuxième en 2010, avec une introduction importante par Diego Quaglioni. La traduction Française du premier volume a paru en 2002 pour les éditions de la Librairie Universitaire d’Aix-en-Provence, et du deuxième pour Fayard en 2010.
Je crois que le mérite de Berman (probablement bien au delà des objectifs qu’il a consciemment poursuivis) a été de réintégrer le discours religieux dans la reconstruction historique du droit.
            La culture théologique n’avait jamais été prise sérieusement en compte par les historiens du droit qui, depuis le 19ème siècle, essayèrent de reconstruire le droit comme un phénomène lié au développement de l’État, qu’ils considéraient comme séparé de l’Église. Que l’Église ait été une société parallèle, qui ne se confond jamais avec le monde, était un ancien acquis chrétien, qui avait été converti en slogan anticlérical par l’État libéral qui criait « libera Chiesa in libero Stato ». Voilà donc la morale séparée du droit, voilà l’économie ecclésiastique comme radicalement séparée de l’économie laïque, voilà le droit canonique comme un corpus de règles juridiques toujours sèparées des règles laïques. En travaillant sur les contrats au Moyen Age, par exemple, aucun historien du droit ne s’est servi des ouvrages consacrés à ce thème par un théologien comme Pierre de Jean Olivi. Et c’est seulement récemment qu’on a commencé à faire rentrer dans les sources de droit les ouvrages de la scholastique thomiste espagnole du XVème et XVIème siècles.
            Je crois que la fonction historiographique de Berman (pas son mérite, car je suis d’accord avec toi : il ne l’a pas fait exprès) a été justement de signaler que la culture juridique occidentale est constituée par deux grandes traditions, toujours entrelacées entre elles : le modèle Romain, fondé sur les droit des sujets, leur capacité de produire des obligations, d’agir en justice, de commettre des crimes en pleine conscience ; et le modèle chrétien, où les jouissances sont toujours octroyées, les obligations dépendent toujours de la décision du pouvoir, la hiérarchie l’emporte sur les relations entre les sujets, la dimension du péché n’arrête pas de se mélanger à celle du crime. Berman n’a pas pu écrire son troisième tome, où il aurait voulu avancer l’hypothèse que le contrôle de l’économie soviétique par l’État peut se comprendre comme un renouvellement de l’idée chrétienne d’une économie gérée par l’autorité.
            Dans mon expérience d’historien du droit médiéval, j’ai souvent remarqué la présence d’institutions juridiques d’origine ecclésiastique qui répondent à une logique complétement différente par rapport au droit romain : ainsi la saisine, la personnalité juridique des édifices, la graduation de la peine, même l’ordalie, le jugement par un jury, et encore d’autres. L’école historique allemande a relié ces « Rechtsideen » à un droit ancestral germanique, mais en vérité il s’agit d’institutions canoniques.

2) Sur dominium mundi. Tu as raison, le thème est énorme. Avant même de l’analyser au plan juridique, je m’efforce de l’aborder avec rigueur historique, en analysant le contexte politique et économique des controverses juridiques. À l’âge de Fréderic Barberousse et de son fils Henri VI (couronné roi de Sicile à Noël 1194 et mort en 1197 : c’est à lui que Rolandus adresse sa somme des Tres Libri), la question est de défendre l’autonomie des communes italiennes sur le plan politique et économique. Comme on l’a vu pour Pillius, les juristes sont au service de ces nouveaux acteurs, qui voulaient affirmer une propriété libre de toute condition. De même que Pillius invente une définition juridique qui lui permet de transformer une concession en une propriété (utile), de même Bulgarus et après lui Azon nient que le dominium du prince dont les sources parlent soit l’institution de droit privé qui porte le même nom. L’usage de la distinctio permet aux glossateurs de distinguer entre un dominium quoad proprietatem et un dominium quoad iurisdictionem, en séparant ainsi le droit public du droit privé. Peu après, d’ailleurs, les juristes qui sont au service de Fréderic II en Sicile voient la chose différemment, en considérant que le Roi (et non l’Empereur), lui, a une forme de propriété éminente sur les biens qui composent son Royaume. Vers 1270-80 Jacques de Revigny dit la même chose pour le Royaume de France. La pratique de la confiscation des biens des hérétiques joue un rôle clé dans ce mouvement de contrôle du territoire, qui fait penser à une forme de propriété éminente de la couronne sur toutes les terres du Royaume.

3) Ta troisième remarque nous emmène très loin. Je n’ose pas m’engager dans une discussion sur les opérations du droit envisagées par Yan Thomas sur ce point précis. Yan était très curieux du droit médiéval, en raison même de son intérêt pour la force créatrice qu’il voyait clairement dans le droit romain, et qu’il trouvait impensable dans le cadre de la théologie chrétienne, qui réserve la force de création à Dieu seul. Il me semble que la transformation de la règle de droit de « coniectio causae » en « coniunctio causae (cum causa, ajoutaient les glossateurs) » reflète cette impossibilité de proclamer la force créatrice du droit pour les juristes médiévaux. La force du droit ne dérive pas d’une création contingente, mais s’enracine dans la capacité des juristes de reconnaître la force qui se trouve inaperçue dans l’ensemble du texte normatif, considéré comme un tout. Grâce à la confrontation des causae qui ont justifié les normes, le juriste arrive à dégager la règle qui, elle, a une force d’équité, donc une force divine (aequitas idest Deus). Ainsi, le juriste s’empare de cette force, s’érige en seul sujet capable de dispenser la force divine de l’équité pour l’appliquer à la réalité qui change continûment.
Au fond, c’est cette attitude de la scolastique médiévale qui a attiré l’intérêt de Savigny : comme les glossateurs (qu’il a étudié pendant toute sa vie), Savigny voyait la science juridique comme le moyen d’appliquer une force de justice à la réalité de son temps.

Sur le point strictement philologique : on peut justifier les erreurs des copistes sur le plan psychologique, mais il reste que les philologues proposent une justification plus plate : coniunctio est lectio facilior pour le Moyen Age, et personne ne sait exactement quand et où s’est formée la vulgate du Digeste, donc il est difficile de reconstruire les conditions historiques qui auraient pu justifier l’erreur sur le plan psychologique.

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Remarques de Pierre :

Herzlichen vielen Dank, Anton !

Sans vouloir compliquer une discussion déjà fort riche et que nous pourrons reprendre viva voce lors des prochaines séances, j’ajouterai simplement deux remarques complémentaires à la réponse d’Emanuele :

1° sur H. Berman et la révolution, je me demande si le terme en l’occurrence ne prendrait pas un sens plus proche de la « révolution scientifique » de Thomas Kühn que des « révolutions » politiques modernes — anglaise, française ou russe.
            D’une part je me souviens d’une affirmation, que j’avais trouvée choquante ! dans le premier volume de Berman, selon laquelle la science juridique médiévale aurait anticipé la mathesis galiléenne (Harold J. Berman, Law and Revolution, t. 1, The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 1983, p. 151-164).
            D’autre part, il me semble que ce qu’on “rapatrie” ou ce qu’on déplace avant tout ici, c’est la modernité elle-même, qu’on cherche à faire reculer d’un cran, jusqu’au XIe-XIIe siècle. Sans doute cette focale de longue durée n’est pas nouvelle, ni propre à Berman ! mais on peut citer ce passage de l’introduction à Law and Revolution ;
“One of the purposes of this study is to show that in the West, modern times – not only modern institutions and modern legal values but also the modern State, the modern philosophy — have their origin in the period 1050-1150”.
En parlant de “révolution” à propos du droit médiéval (comme fait Julien Théry par exemple, lorsqu’il parle de “révolution de l’inquisitoire”) — en guise de paraphrase à la “renaissance” du droit romain, on  prend peut-être surtout à revers deux attitudes mieux connues : la tendance des révolutionnaires modernes à se raccrocher à l’antiquité (que rappelle encore Claudia Moatti dans son dernier livre sur la République) ; l’association de la modernité à la révolution scientifique, à la découverte du nouveau monde ou à la construction des États nations.

2° faut-il alors craindre que ce langage fasse croire subrepticement à une “décision”, à un plan volontaire, conscient, de la part des papes juristes médiévaux, de faire advenir une “Verrechtlichung” avant la lettre ? Pour discuter ce point, on peut partir de l’une de ces “inventions” ou “opérations” juridiques, comme la création, par Pillius, de l’idée de domaine divisé ; ou encore l’émergence de ce style particulier de pensée juridique, qui s’appuie sur la “coniunctio” des causae. L’intérêt d’analyser, de décrire ou de repérer de telles “inventions” formelles, sur le plan du droit savant, c’est précisément, à mon sens en tout cas, d’identifier ce que Foucault appellerait des “événements discursifs”, qui soutiennent le passage, pour le dire dans le langage de Foucault, d’une épistémè à l’autre. Est-ce que ça suppose de créditer quelques juristes d’être des “grands hommes” au sens hégélien, ou des génies nietzschéens, qui auraient fait basculer l’histoire volontairement ? Il me semble au contraire que ces “inventions” ont un caractère discret, savant et technique, qui les apparente plutôt à des “processus”, précisément, qu’à des grandes décisions. Ainsi, pour Pillius, ce qui compte n’est pas le coup de génie de sa solution, que le fait qu’elle ait déclenché une série de reprises textuelles qui, par contagion, ait fini par provoquer une nouveauté historique. En d’autres termes, je ne vois pas pourquoi ces petites “inventions” ne seraient pas compagibles avec une “formule de contingence”.


3° C’est à partir de là que je reprendrais la délicate discussion sur le mot d’opération, auquel je suis attaché moi aussi — mais je laisse ça à la prochaine séance !

Un commentaire d'Anton Schütz à la séance du 23 Janvier

Anton Schütz nous a autorisé à publier sur ce blog des réflexions sur notre séance du 23 Janvier qu'il avait d'abord nous envoyé comme lettre privée. Les trois points qu'il touche sont d'importance capitale pour notre discours, et nous allons reprendre cette discussion soit sur cette page soit en présence pendant les prochaînes séances.

1) Il me semble qu'une des multiples raisons qu'il y a de réécrire l'histoire du droit aujourd'hui tient dans le livre Law and Revolution de Harold J. Berman, surtout son premier volume paru en 1983/5. Je me permets de ré-attirer ton attention à ce livre que tu as cité et qui, de fait, maintient le statut d'un ouvrage de référence. Pourquoi son replacement est-il souhaitable ? L'auteur, qui aurait fêté son 100e anniversaire l'année passée, n'était pas historien. Il s'est distingué, à partir des années cinquante, comme soviétologue et spécialiste du droit de l'Union Soviétique (il ne parlait point le russe, ce qui ne posait aucune difficulté, tant la poursuite de la guerre froide était désintéressée quant à connaissance intime de l'ennemi). Que, quelques années plus tard, ce professeur de droit à Harvard se reconvertisse à l'histoire du droit européen mettant l'Eglise médiévale au centre de son intérêt, surprenait. Or, pour saisir l'intérêt de l'entreprise, il suffit de s'arrêter au mot "révolution", qui annonce la couleur en suggérant le rapatriement de ce terme si glorieux, si porteur d'identification (à l'époque où Berman écrit), en proclamant que la révolution est occidentale bien avant, et bien plus profondément, que soviétique (voire française, voire moderne). 

Entre-temps ce rapatriement a perdu toute attirance pour la droite américaine, et la thèse de fond de l'oeuvre bermanienne : que la position géopolitique moderne des US se trouve sur le même axe que la position géopolitique médiévale du Saint Siège, encore plausible sous Reagan et les Bush, n'a plus aucun cours sous Trump. 

Or, ce qui importe du point de vue de l'histoire du droit, c'est justement le terme de révolution. Son flou, me semble-t-il, tue dans l'oeuf l'effort de se référer avec précision à quoi que ce soit en particulier. Désignant d'abord le mouvement des planètes dans l'ancienne astronomie, s'offrant ensuite pour traduire la succession tout aussi prédéterminée des formes de gouvernement selon Aristote et, surtout, Polybe (l'anakyklosis), le terme de révolution exprime, à l'époque courante, au contraire la vocation triomphalement volontariste de la politique moderne, la décision de faire révolution, ou encore plus triomphalement - plus mystérieusement aussi - de faire la révolution. (Je note que le livre Relire la révolution de Jean-Claude Milner [Verdier, 2016], contient des remarques utiles à propos de ces questions.) 

Les grands papes du 11e au 13e siècle, ont-ils été des révolutionnaires avant la lettre suivant ce sens moderne et décisionniste du mot "révolution" ? Ce qui semble indisputable c'est qu'en juridifiant leurs routines gouvernementales, ils ont enclenché un processus qui, à terme, a abouti à l'avènement du droit en tant que dispositif omniprésent de la société moderne et actuelle, un processus qui, à la limite, a donné lieu à une nouvelle forme de présence du genre humain sur la planète (forme que d'aucuns ont baptisé "anthropocène"). Or, même en acceptant la thèse que la fulgurante carrière du droit ait causé une véritable inflexion de l'anthropogenèse, la question de savoir si cette inflexion doit s'interpréter en termes révolutionnaires, voire politiques, reste largement ouverte. Les causes politiques majeures d'alors, opposant l'empereur soit aux cités lombardes soit au Saint Siège, ne paraissent pas être, dans leurs lignes de partage, directement couplés à l'évolution du droit. Tout se passe au contraire comme si cette évolution était due, non à l'imposition d'une ou de plusieurs volontés qui auraient décidé, puis "causé" la transition vers une société juridifiée, mais à une longue succession d'effets pas forcement prévus, donnant lieu à d'autres effets du même genre, etc., en bref : à une longue succession de processus qu'on appellerait, plus techniquement, processus collatéraux ou, encore, épigénétiques.  

Enée n'est pas parti pour l'Italie parce qu'il prévoyait la victoire romaine aux guerres puniques (le texte qu'Hector Berlioz a écrit pour son opéra Les Troyens prétend le contraire, mais c'est un livret d'opéra). Pareillement, les papes les plus décisifs de cette prétendue révolution, souvent des juristes, ont beau avoir tout misé sur le droit, lui permettant de jouer un rôle toujours croissant dans l'exercice des routines de leur gouvernement, cela n'en fait guère des révolutionnaires mais tout au plus des grands managers, des génies administratifs. L'expansion du droit, la Verrechtlichung qu'on observe dans l'évolution de la société européenne (puis occidentale, puis globale) ne résulte guère d'une révolution, ni même d'une programmation politique. Au contraire, tout porte à croire que la juridification s'est servi des grands papes juristes suivant la même méthode dont, selon Hegel, l'histoire se sert pour employer un Alexandre, un César, un Napoléon, à ses desseins : en en faisant ses gérants ("Geschäftsführer"). 

C'est à ce niveau, plus profond que celui des erreurs factuelles, que je crois le temps est venu pour Law and Revolution d'intégrer la longue série d'ouvrages historiques qui se sont révélés des travestissements qu'une période historique, pour glorifier ses propres aspirations du moment, a imposé à tel épisode de son passé. Cela, bien entendu, ne résout pas la question du rapport entre politique et droit. Je vois deux façons d'y procéder. L'une, peut-être "structuraliste", qui se garde surtout de la naïveté de vouloir traiter droit et politique séparément, à l'instar de cette "Isolierung du droit" qui serait à l'honneur de l'autre côté du Rhin (même si on admettra qu'elle n'a rien en commun avec le Volksgeist du passé). L'autre, peut-être "fonctionnaliste", c'est-à-dire basée sur une conception de la modernité comme différenciation (et non pas essentiellement comme politisation) de la société, se préoccupe au contraire de la naïveté qui consiste à identifier la politique et le droit comme une seule unité inséparable, comme s'ils ne se référaient pas à deux séries de routines empiriques bien distinctes. Plutôt que prendre fait et cause soit pour l'une soit pour l'autre, ce que je trouve le plus intéressant, c'est l'idée d'engager une procédure litigieuse les concernant - ou plutôt, l'équivalent savant d'une telle procédure.  
 

2) Egalement fascinant pour moi était ce qui a été dit sur Frédérique Barberousse, la diète de Roncaglia, Edward Gibbon comme auteur de la mythologie du "pacte" entre l'empereur et l'école de Bologne, puis sur le passage de la Summa Trium Librorum de Roland de Lucques (il existe donc encore un autre grand juriste italien du 12e siècle du nom de Roland, qui n'était pas Orlando Bandinelli/Alexandre III...), que tu as édité. J'hésite d'entrer en cette question, bien sûr, avant d'étudier ce passage (allons-nous discuter ce texte dans un des prochains séminaires ?). Or, tu dis que la formule dominus mundi appartient à une discussion technique des glossateurs. Dans son sens technique, elle veut dire que l'empereur, en tant que propriétaire privé, ne jouit d'aucun droit lié à sa dignité impériale. L'empereur n'est pas dominus mundi dans la mesure où les juristes désignent la propriété comme dominium, et où ses titres impériaux ne lui confèrent aucun droit de propriété éminente. La division, d'une précision quasiment chirurgicale, entre la sphère de l'empire et de la politique d'une part et celle du dominium d'autre part à la fois illustre et limite la ruse de la raison politique-publiciste de se faire passer pour recevable en droit privé. Par ailleurs, on peut aussi comparer le statut de la couronne en common law à celui du princeps en droit civil, et à la distance entre les deux manières d'articuler les rapports. Reste la question de savoir si une affaire aussi lourde que celle de décider si l'empereur est dominus mundi/kyrios (c'est le terme qu'on trouve le plus souvent, plutôt que celui de despotes) tou kosmou - eh bien, est-elle exclusivement d'ordre technique ? Dans la mesure où, en dehors de la sphère du droit, il existe plusieurs régions discursives où il est question de dominus et de dominium, on se demande si le passage, qui jette une lumière si précieuse sur le rôle que certaines constructions du droit privé romain ont joué dans l'histoire des pouvoirs publiques médiévales, ne fonctionne pas aussi comme un alibi ? Dominus et dominium : le statut sémantique de cette terminologie ne dépasse-t-elle pas la seule sphère technique, peuplée des juristes glossateurs ?      


3) Mon troisième et dernier point est surtout une clarification. J'ai suggéré au dernier séminaire que le scribe, en remplaçant le mot "coniectio" dans le texte à recopier par erreur avec le mot "coniunctio", ait suivi une voie de moindre résistance, et que sa faute était facile à expliquer. Le cas d'un scribe qui remplacerait par "coniectio" le mot "coniunctio" porté par un texte, resterait bien plus difficile à comprendre, ai-je aussi suggéré. J'avais en tête ce que Yan Thomas appelait les opérations du droit. Certes, coniunctio est, comme coniectio, une opération du droit. En même temps, il faut prendre la mesure du propos de Yan Thomas, prendre la mesure de l'originalité de sa suggestion conceptuelle. Pourquoi est-ce si difficile de trouver d'historiens du droit osant d'introduire une perspective performative dans leur discipline ? 

Pour le dire avec une formule idiomatique, parler d'opérations du droit, c'est brosser la bête du droit (et, surtout, de l'interprétation qu'ont les juristes de leur propre action) contre le sens du poil. Comment se fait-il que le droit paraît répugner à l'entreprise de situer le noyau de son être dans ses opérations ? L'explication nécessite un petit détour. A quoi répond cette juridification dont retentit l'Europe, depuis au moins huit siècles avant même que le terme de juridification (Verrechtlichung) soit inventé - sinon à un conditionnement de l'action humaine légitime ? Il s'agit de gouverner l'action humaine au moyen d'une économie de la norme, de l'obligation, de la responsabilité. Porteur de ce conditionnement, le droit doit son succès à sa capacité de suffire à ses propres exigences. Une certaine terminologie (validité, vis et potestas legis, etc.) suggère que le droit se distingue par sa force. En fait, ses interventions sont elles-mêmes éminemment sujettes à une économie de la norme. Les interventions du droit se distinguent du domaine général de l'action (ou de l'intervention) humaine sur laquelle elles interviennent. L'écart se définit par le fait que les interventions du droit se distinguent en ceci qu'elles ne sont justement pas que des interventions. Sans cela on chercherait en vain une raison qui fait que la norme du droit soit dite inviolable. Mais ici réside aussi la raison pourquoi l'aspect "intervention" nomme proprement le pudendum du droit et de l'activité des juristes. En thématisant les opérations du droit, Yan Thomas dénude ce pudendum. 

En approchant le droit du point de vue des opérations qui le constituent, Yan Thomas reprend sous une forme plus insidieuse un des arguments présents dans Critique de la violence de Walter Benjamin. La violence est bien là. Osons la formule : "ubi ius, ibi vis" (où "vis" peut être remplacé par "violentia", "interventio", "interferentia", etc.). Ce n'est pas que cet hiatus interne ait échappé aux juristes avant Yan Thomas - à commencer avec "summum ius, summa iniuria". Et pourtant, il sera difficile d'en localiser des occurrences dans les travaux des historiens du droit. Il faut attendre Yan Thomas pour que ce véritable tabou soit levé, et que la bête "droit" (sinon la bête "juriste", plus dangereuse encore) soit brossée contre le sens du poil. Thomas choisit comme son point de départ la notion d'opération. Ce qui se trouve proféré par le droit, au nom du droit plus exactement, renvoie, non pas à une opération, mais à un titre. Et cependant, nous enseigne Thomas, en parent lointain de Galilée : "eppure interviene" ; et cependant, que vous rougissez ou non, le juriste qui parle au nom du droit, ne fait que cela : intervenir.    

C'est sur le fond de cette réflexion que l'erreur de scribe qui remplace coniectio par coniunctio me semble être autre chose qu'une faute sans signification. Je dirais que c'est un lapsus éminemment plausible. Coniunctio, certes, désigne également une opération du droit. Tout ce qui se termine sur le suffix latin "-tio" a des chances de relever d'une intervention, d'une action. Or, il existe des interventions plus et moins difficiles à assumer. La coniunctio, il y a peu à en rougir - tandis que la coniectio, basée sur le verbe latin auquel il se réfère le mot "jeter" (cf. Heidegger et les mots allemands également construits sur le thème du Wurf), relève précisément de l'intervention au sens fort qui se situe à la limite du juridiquement avouable, tant elle souligne l'initiative prise par le juriste. Yan Thomas l'a placé au centre de sa stratégie de recherche. Entre les opérations coniectio et coniunctio il y a écart de poids opérationnel. Coniungere, le fait de comparer, de référer, voire peut-être d'intégrer dans la liste de tout ce qui est à prendre en compte par une décision à prendre, le fait de distiller la règle (Bulgarus), il s'agit ici d'opérations du droit qui préfèrent agir dans la discrétion. Elles constituent une stratégie d'éviter les mêmes problèmes liés à l’auto-legitimation du juriste que la recherche des opérations du droit expose. Le verbe coniicere se réfère, lui, avec précision aux questions du pudendum performatif, tant il pose le problème des décisions, à la fois contingentes et lourdes d'effets et de conséquences, des juristes, sous l'angle le plus exigeant. La coniunctio, surtout celle qui met en jeu plusieurs causae (ce n'est pas le cas ici - sans que l'étrangeté de la coniunctio d'une chose avec elle-même [!] semble avoir frappé, pendant longtemps, les juristes et historiens du droit qui ont étudié ce texte), ne se situe pas au niveau de la contingence assumée qui qualifient les opérations du droit telles que Yan Thomas les a conçues - Yan Thomas, qui était historien du droit romain "classique" plus que "médiéval", et dont on ne sait guère les commentaires qu'il aurait provoqué de la part d'un Bulgarus. Le scribe, qui a écrit "coniunctio" à la place de "coniectio", semble en tout cas avoir oeuvré dans le sens de l'idéologie professionnelle des juristes de son temps.

Séminaire EHESS 2018/19 de Emanuele Conte et Pierre Thévenin

Quelle place revient au discours juridique dans la réflexion que les sociétés entretiennent sur elle-même ? Si seule une approche culturell...