Séminaire EHESS 2019/20 de Emanuele Conte et Pierre Thévenin


Histoires déconnectées. Médiévalismes et nationalisation de la culture juridique en Europe (XIXe-XXe siècles).


Mensuel, (jour indifférent), 10h-13h, (54 ou 105 bd Raspail), du 22/01/2020 au 29/05/2019
En contrepoint du souci de reconnecter entre elles les histoires dont la modernité a disjoint les circuits, il importe d’étendre au langage du droit, considéré dans la spécificité à la fois incantatoire et technique de ses performances, l’examen des « déconnexions » qui ont accompagné l’essor de l’Occident.

Le séminaire sera consacré cette année à ausculter le renvoi au Moyen Âge qui a permis l’affirmation d’un caractère national des institutions juridiques, dans la culture savante du XIXe et du premier XXe siècles. Comment s’est joué le rapatriement, l’indexation « nationale » de ces formes juridiques abstraites qui, des divisions de la propriété à l’organisation des assemblées villageoises, avaient sédimenté dans le système labile du va-et-vient entre un droit romain « commun » aux nations européennes et la myriade des coutumes développées par les communautés locales ?
Afin de vérifier si un retour au Moyen Âge permet de « purifier l’air » des études juridiques — comme Paul Zumthor l’affirmait dans le cas des études littéraires — nous déclinerons cette question en examinant la part de l’histoire médiévale chez quelques grandes figures de la pensée juridique européenne, de Savigny à Gierke, en passant par Frederic Maitland, Hermann Kantorowicz et Jean Flach.

Professeur invité à l’EHESS, Gadi Algazi, nous aidera à mesurer l'insistance de ces « médiévalismes » dans la réaffirmation contemporaine des « identités nationales ». 

Séminaire EHESS 2018/19 de Emanuele Conte et Pierre Thévenin

Quelle place revient au discours juridique dans la réflexion que les sociétés entretiennent sur elle-même ? Si seule une approche culturelle du droit promet de répondre à cette question — dégageant momentanément les juristes de l’obligation que la société leur fait de doubler l’activité des magistrats — il ne suffit pas, pour la trancher, de mesurer la « force » du droit. Il faut encore s’entendre sur l’usage, l’effet et le comportement des « formes » qui sont le premier résultat du pouvoir d’invention des juristes.

Pour contribuer à cette analyse, le séminaire se propose de cerner la manifestation historique de cette invention, qui se présente objectivement comme une "intervention" sur la langue du droit. En croisant plusieurs niveaux d’analyse chronologiques, mais aussi plusieurs traditions juridiques, il s’agira d’abord d'interroger la pertinence, s'agissant du droit occidental, du grand partage appelé à séparer les Anciens (romains ou médiévaux) des Modernes (révolutionnaires ou réactionnaires). En considérant le rapport du droit à la philosophie, à la littérature ou à l’architecture, il s’agira ensuite de multiplier les points d’observation sur le phénomène, réel ou supposé, de l'isolement d’un « monde du droit ».

Le mois de Mai: quatre séances avec Jesus Rodriguez Velasco (Columbia University)

Nous allons ouvrir la dernière phase de notre séminaire, en profitant de la présence à Paris, comme invité de l'EHESS, de Jesus R. Velasco, de l'Université Columbia de New York.
Jesus nous envoie ce texte pour nous introduire aux sujets qu'il va traiter pendant le quatre prochaines séances, qui se tiendront
Lundi 13 mai 2019 en salle AS1_23
Mardi 14 mai 2019 en salle AS1_08
Mardi 28 mai 2019 en salle AS1_24
Mercredi 29 mai 2019 en salle A07_51

Tout d’abord, je tiens à remercier mon cher ami et collègue —ou, comme on dit en espagnol, mon cher collègue et néanmoins ami— Emanuele Conte, ainsi que Pierre Thévenin, de m’avoir invité cette année à l’EHESS, pour faire cours avec vous. C’est un endroit que j’aime d’une façon très spéciale, puisque je l’avais fréquenté comme auditeur et même comme participant dans les années 90 du siècle dernier, et après j’ai eu l’occasion d’y enseigner ou conférencier avec Annick Louis et Bernard Harcourt. À chaque fois que je viens, je ressens un mélange de trépidation, de joie, et de responsabilité. Cette fois-ci est encore plus spéciale, car c’est la première fois que je viens en tant que directeur d’études invité —mon rêve depuis une vingtaine d’années.
J’ai suivi avec attention et admiration le blog du séminaire. J’ai lu attentivement les débats que vous avez mené en ligne. La profondeur des discussions théoriques, l’attention aux concepts et surtout l’attention à la productivité des grands concepts avec lesquels le latin juridique a colonisé la pensée et les pratiques de la science juridique moderne et contemporaine, tout ça, et encore plus, remplit les pages virtuelles de votre blogspot.
Pour cela, je vous demande pardon d’avance. Je vais parcourir des chemins un peu plus humbles, dans la mesure où mes intérêts se situent dans le monde du vernaculaire. Quand je dis “le vernaculaire”, je ne veux pas dire, seulement, le monde de la langue vulgaire. Le vernaculaire —un concept qui ne figure pas dans les pages du dictionnaire philosophique des intraduisibles de Barbara Cassin— nous renvoie, au delà de la langue, au domaine du domestique: là dedans, tout y a été provincialisé, et tout continue à y être provincialisé aujourd’hui. Evidemment, je veux dire par là, en utilisant la notion de Dipesh Chakrabarty de provincialization, que dans l’économie d’études du champ “droit et culture” du Moyen Âge, il y a toute une constellation de traditions juridiques qui, bien que crées et répandues avec des visions universelles, ont été fréquemment lues et interprétées comme marginales, subalternes, locales, et avec une influence limitée sur les grands courants de ce qu’on appelle très souvent le “droit savant.” Or, le droit savant s’exprime en latin, alors que les autres droits provincialisés s’expriment soit dans des langues que l’Europe se resiste à considérer comme langues légitimes, ou bien dans (quelques-unes) des langues vernaculaires, des langues secondes par rapport au latin. Si vous me le permettez, je vais dire que l’agent de provincialization des traditions juridiques et des traditions de pensée juridique est ce qu’on appelle le ius commune, théorisé, depuis longtemps, comme le “droit commun” à l’Europe. Le ius commune est un grand agent d’exclusion —tout ce qui ne fait pas partie de ce droit commun à toute l’Europe n’est qu’un accident, peut être même un mauvais accident.
Il me semble que j’ai déjà dit quelques propos qui sont polémiques par eux mêmes, et que, bien sûr, on pourrait discuter et debattre. Mais tout-ce que je veux dire c’est que quand on parle de droit savant on laisse de côté trop de choses qui, peut-être, vaudraient la peine d’être lues d’une façon plus attentive, même si, par là, nous provincialisons momentanément le droit savant. Cela nous permettra aussi d’entrevoir la productivité des activités vernaculaires au sein d’une pensée juridique variée, multiforme, et multilingue.
Dans cette mesure, je voudrais me borner à faire quelque chose d’assez simple pendant ces quatre séances. Je vais proposer quatre idées.
La première (perplexité) est une façon de regarder la production du droit. Je pars d’une notion que Maïmonide articule dans le Guide des égarés (perplexité, ou ha’ira en arabe, la langue dans laquelle Maïmonide a écrit son traité) et qu’il définit comme ce qu’on ressent devant la loi lorsqu’on se rend compte qu’on ne peut pas ne pas philosopher, ce qui est perçu comme un problème de conscience. Nous allons lire un peu la généalogie de cette notion, pour explorer aussi comment elle devient productrice, et non seulement interpretative, dans la tradition ibérique des Siete Partidas —dont je vais introduire un peu l’histoire textuelle et éditoriale.
La deuxième est la notion d’amitié, une façon d’étendre la portée du juridique. Nous verrons comment, pour quoi, et par quels moyens, légiférer le concept d’amitié a été important, au moment précis de la création des Partidas. Nous étudierons aussi dans quelle mesure cette conception, cette régulation, un peu inattendue, de l’amitié, peut nous fournir aujourd’hui quelques idées pour comprendre la façon dont les conceptions d’amitié sont réutilisées dans les réseaux sociaux.
Troisièmement, je voudrais explorer une affinité entre la science du droit et la science de l’âme, ou plutôt les processus d’appropriation de la science de l’âme par la discipline juridique, à partir de la lecture de quelques chapitres des Siete Partidas, qui se fondent sur une loi qui définit le sujet juridique comme l’âme sensitive du royaume. Nous nous demanderons si cette definition et les lois qui l’accompagnent peuvent nous aider à comprendre quelques stratégies de construction du sujet juridique.
Finalement, je voudrais proposer la notion d’extraction comme technique de séparation entre le droit et le non-droit, c’est à dire entre formes normatives ou régulatrices (même à caractère moral ou politique) et formes qui ne se présentent pas comme telles. Nous allons explorer ces techniques d’extraction à partir d’un chapitre d’histoire du livre et de la lecture, et en lisant des textes un peu marginaux et drôles, comme ceux de Poe et Flann O’Brien (entre autres).

Un cas de forme juridique : les usages collectifs, du Moyen Âge à la Silicon Valley (et retour) ? / Séance du 10 Avril

Pour mettre à l’épreuve le programme d’une histoire des inventions juridiques que les cinq premières séances ont permis d'esquisser, nous braquerons le regard sur une forme juridique particulière : celle des usages collectifs, par lesquels une communauté d’usagers se voit concédé un droit d’accéder à une chose, ou d’en exploiter certaines « utilités », indépendamment d’aucun droit de propriété. Est-il possible d’écrire l’histoire formelle de tels usages, en repartant de l’interprétation médiévale du droit romain de la propriété (notamment de la division de la propriété, qui s'est imposée après Pillius), pour embrasser les droits d’usage « inclusifs » qui définiraient cet « âge de l’accès (Jeremy Rifkin) », dont les ressources numériques sont aujourd’hui le parangon ? À quelles conditions méthodologiques un tel étirement de l'histoire juridique peut-il être légitime et fécond ?

Lectures facultatives

Pierre Thévenin, « Situer la possession. Du droit romain de l’appartenance aux nouveaux modèles propriétaires », Clio@themis. Revue électronique d’histoire du droit, 2018.

Emanuele Conte, « Beni comuni e domini collettivi tra storia e diritto », in Oltre il pubblico e il privato. Per un diritto dei beni comuni, a cura di M.R. Marella, Roma 2012, 43-59.

Emanuele Conte, L'état au Moyen Âge, dans Formes et doctrines de l'État. Dialogue entre histoire du droit et théorie du droit, éd. par Pierre Bonin, Pierre Brunet et Soazick Kerneis, Paris 2018, 123-136

Dominium Mundi: séance du 22 Mars

Je rebondis sur la discussion qui s'est esquissée à propos du sens de l'expression dominus mundi, pour ajouter quelques éléments, non pas sur le fond de la question, qui est difficile ! mais sur le point de savoir si son enjeu est simplement technique (comme semble l'admettre Emanuele) ou s'il dépasse largement la technique pour impliquer ce qu'Anton décrit comme une "lourde affaire" : celle de savoir si l'empereur est "kurios tou kosmou", maître et possesseur du monde, question qui "dépasserait la seule sphère technique, peuplée des juristes glossateurs". 
Je crois qu’il s’agit d’une question importante : non seulement pour elle-même mais aussi en raison de ses implications pour l'entreprise même de notre séminaire, porté par l'ambition d'analyser le fonctionnement de « l’invention juridique » ou l'activation des formes de droit.
Reprenant une image que j'affectionne, celle de ce que les juristes nomment parfois "l'habillage juridique", je vais essayer de reformuler comme suit la question soulevée par Anton :
le vêtement formel cousu par les glossateurs, qui sont bien, en effet, des techniciens du droit — avec leur art de la "coniunctio causarum" et leur rapport sacralisant au digeste — ne craque-t-il pas de toute part, dès lors qu'on lui fait revêtir la personne même de l'Empereur, dont l'habit doit se tailler dans une autre étoffe discursive : celle de la théologie politique ? Anton demande ainsi s'il n'y aurait pas, dans l'histoire de l'expression "dominium mundi", une "ruse de la raison politique-publiciste", qui chercherait à se faire "passer pour recevable en droit privé". Qu'est-ce à dire ?
Précisément, pour comprendre la portée de cette suggestion, il faut revenir au sort que Carl Schmitt, dans le Nomos de la Terre, réservait au dominium mundi. Pour Schmitt, qui se réfère au Moyen Âge d’une manière en quelque sorte négative, c’est-à-dire sous l’angle de la Respublica christiana dont la modernité a selon lui déchiré l’unité politique, l'enjeu est entièrement public. Outre que Schmitt était publiciste — ce qui a sans doute son importance, le Nomos de la Terre porte sur l'histoire du droit international public, élevée à une dimension, pour le dire ainsi, géopolitique. La référence au "dominium mundi" médiéval étant tout entière tournée vers ses rapports avec l’imperium, l’analyse est immédiatement "happée" dans une perspective que nous dirions bien, en effet, "politique-publiciste", une perspective de facture hégélienne, prompte à débusquer une "ruse de la raison" qui détermine le cours de l'histoire.
Dans un registre proche, on peut songer à l'analyse qu'Ernst Kantorowicz, dans les Deux corps du roi, propose de l'enrôlement du droit romain dans la justification de la royauté du monarque, en lieu et place de la liturgie christique.
Une telle perspective, d'orientation plutôt "publiciste", nous déporte alors en effet de la technique du strict droit privé. Au lieu de se perdre dans les distinctions entre les dominia directum et utile, elle nous invite à démêler avant tout les justifications, les légitimations dont le thème du dominium a été le moyen — lesquelles ont peut-être, in fine, un autre fondement et un autre sens que juridique, un sens plus "lourd", pour reprendre le terme d'Anton.
Cependant est-ce qu'il n'y a pas une précaution à avoir ici — similaire peut-être à celles qu'inspirent les débats de spécialistes sur l'existence d'un "droit public médiéval" ? Est-ce que notre opposition entre le public et le privé n'est pas tributaire du moment moderne où les Etats-nations, devenus souverains, ont commencé à se rapporter les uns aux autres à la manière de personnes privées, donnant lieu à l'édification d'un nouveau droit des gens ? 
Au XIIe-XIIIe siècle, je me demande si la langue du digeste ne se prêtait pas facilement à des "activations" diverses, que nous rangerions en effet tantôt sous la rubrique du privé, tantôt sous celle du public, mais que les glossateurs n'avaient pas de difficulté à faire relever d'un seul et même imperium legis (pour parler comme Placentin), s'étendant à la totalité de ce qui est. Dans un article de 1993, "L'institution civile de la cité", Yan Thomas avait rappelé comment des mécanismes de pur droit privé (les affaires de gré à gré) contribuaient à l'édification juridique de la "personnalité" des cités romaines. De même Claudia Moatti, dans son livre récent Res publica. Histoire romaine de la chose publique, remarque que "pour appréhender la sphère du public, on puisait à Rome dans les catégories du droit privé, societas, tutela, procuratio, vindicatio, restitutio" (p. 20).

Sans vouloir préjuger du sort que nous pouvons faire en l'espèce à ces remarques, ni de leur lien avec l'échange précédent à propos de la formule "dominus mundi", je voudrais simplement partager une référence bibliographique toute récente, qui manifeste en partie au moins l'enjeu de la question : Pier Giuseppe Monateri, Dominus Mundi. Political Sublime and the World Order, Hart, 2018. L’auteur se glisse dans les chaussons du Nomos de la Terre de Carl Schmitt et consacre toute une petite enquête à la "renaissance" de ce motif byzantin chez les glossateurs.
Pierre Thévenin

Activer le normes. Séance du 13 Février 2019

Mercredi 13 février 2019, 10h-13h, salle 07-51, 54 Bv. Raspail

Pour préciser l’originalité de l’histoire formelle du droit à l’égard d’autres tentatives d’historicisation de la pensée juridique, cette séance visera à distinguer entre la question de l’application des normes et celle de l’activation des formes. Par activation d’une forme, il s’agirait d’entendre en effet autre chose que l’application d’une norme au cas d’espèce. Schématiquement celle-ci enveloppe deux éléments : d’un côté la décision d’un magistrat ou d’un agent de l’administration de subsumer un cas concret sous une règle ; de l’autre l’exécution administrative des effets éventuellement attachés à cette décision. La théorie du droit d’un côté, la sociologie du droit de l’autre, s’attachent alors de manière privilégiée à l’un ou l’autre de ces deux éléments, en se demandant typiquement si la décision était fondée ou légitime, pour la première, et si elle a été suivie d’effet tangible ou matériel, pour la seconde.
 Or, nous l’avons vu à propos de Pillius et de la mise en œuvre de la « conjunctio » entre les lois du corpus justinien, la question n’est pas tant pour nous de savoir si les juristes médiévaux ont « bien appliqué » le droit romain de la propriété à la société médiévale — que de comprendre ce qu’ils lui ont « fait faire », dans des circonstances historiques données, ou précisément comment ils l’ont « activé ».

Pour creuser cette idée d’activitation, on se tournera vers l’usage que le philosophe Nelson Goodman en a proposé pour analyser les œuvres d’art, considérées comme des systèmes de symboles. Dans quelle mesure ce concept d’activation peut-il se transférer à l’analyse des « opérations du droit » ? Inversement, dans quelle mesure les spécificités du droit médiéval, marqué par la technique de l’allégation et le genre des questions disputées, mises en valeur par Hermann Kantorowicz, illustre-t-il le sens de l’« activation des formes juridiques » ?



Lectures facultatives

Nelson Goodman, « L’art en action », Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 41 (1996)

Hermann Kantorowicz, « Die Allegationen im späteren Mittelalter », Rechtshistorische Schriften, Karlsruhe, Freiburger Rechts-und Staatswissenschaftliche Abhandlungen, 1970, p. 81-92.

Jean-Pierre Cometti, « Activating art », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 58, 3, 2000, p. 237-243.

Réponse à Anton Schütz

Cher Anton,

D’abord un grand merci pour tes remarques, qui m’ont beaucoup donné à réfléchir. Une réponse s’impose, même si les problèmes que nous abordons sont tellement complexes qu’il est impossible d’en faire le tour entièrement.

1) Sur Berman et son idée de révolution.
            Le livre de 1983 devrait se comprendre dans le cadre d’un projet de renouvellement de l’historiographie sur le droit que Berman n’a pas pu mener à terme. Après un premier volume sur le changement des XIe et XIIe siècles, qu’il appelle « révolution papale », il en a publié un deuxième en 2003, dans lequel il propose son point de vue sur deux autre changements des relations entre pouvoir et droit en Europe : la réforme protestante et la révolution anglaise. Il aurait voulu poursuivre son travail avec un troisième volume, qui aurait du s’occuper de trois « véritables révolutions », celles d’Amérique, de France et de Russie.
            Je  suis tout-à-fait d’accord avec tes remarques sur l’inutilité de ranger dans la même catégorie des passages historiques aussi différents entre eux comme le sont la naissance de la science juridique et le tournant vers une administration juridifiée des premiers siècles du deuxième millénaire, la réforme du 16ème siècle, les deux révolutions qui veulent réaliser les hypothèses de la philosophie politique des lumières, la transformation violente de la Russie féodale en Union Soviétique. Je suis aussi d’accord pour ranger les deux livres de Berman dans le rayon de la bibliothèque qui contient les ouvrages d’histoire écrits « pour glorifier ses propres aspirations du moment ». Rayon bien peuplé, d’ailleurs.
            Pourquoi, alors, tant de spécialistes, en dépit des critiques, ont attribué tant d’importance aus livres de Berman ? Le premier volume a été traduit en Allemand dès 1991 ; et dix ans après la publication du deuxième, la patrie de l’histoire du droit et du droit Romain moderne lui accorda l’honneur d’une large discussion entre spécialistes (revue Rechtsgeschichte, n. 21 de 2013). En Italie, Il Mulino proposa le premier volume en 1998 et le deuxième en 2010, avec une introduction importante par Diego Quaglioni. La traduction Française du premier volume a paru en 2002 pour les éditions de la Librairie Universitaire d’Aix-en-Provence, et du deuxième pour Fayard en 2010.
Je crois que le mérite de Berman (probablement bien au delà des objectifs qu’il a consciemment poursuivis) a été de réintégrer le discours religieux dans la reconstruction historique du droit.
            La culture théologique n’avait jamais été prise sérieusement en compte par les historiens du droit qui, depuis le 19ème siècle, essayèrent de reconstruire le droit comme un phénomène lié au développement de l’État, qu’ils considéraient comme séparé de l’Église. Que l’Église ait été une société parallèle, qui ne se confond jamais avec le monde, était un ancien acquis chrétien, qui avait été converti en slogan anticlérical par l’État libéral qui criait « libera Chiesa in libero Stato ». Voilà donc la morale séparée du droit, voilà l’économie ecclésiastique comme radicalement séparée de l’économie laïque, voilà le droit canonique comme un corpus de règles juridiques toujours sèparées des règles laïques. En travaillant sur les contrats au Moyen Age, par exemple, aucun historien du droit ne s’est servi des ouvrages consacrés à ce thème par un théologien comme Pierre de Jean Olivi. Et c’est seulement récemment qu’on a commencé à faire rentrer dans les sources de droit les ouvrages de la scholastique thomiste espagnole du XVème et XVIème siècles.
            Je crois que la fonction historiographique de Berman (pas son mérite, car je suis d’accord avec toi : il ne l’a pas fait exprès) a été justement de signaler que la culture juridique occidentale est constituée par deux grandes traditions, toujours entrelacées entre elles : le modèle Romain, fondé sur les droit des sujets, leur capacité de produire des obligations, d’agir en justice, de commettre des crimes en pleine conscience ; et le modèle chrétien, où les jouissances sont toujours octroyées, les obligations dépendent toujours de la décision du pouvoir, la hiérarchie l’emporte sur les relations entre les sujets, la dimension du péché n’arrête pas de se mélanger à celle du crime. Berman n’a pas pu écrire son troisième tome, où il aurait voulu avancer l’hypothèse que le contrôle de l’économie soviétique par l’État peut se comprendre comme un renouvellement de l’idée chrétienne d’une économie gérée par l’autorité.
            Dans mon expérience d’historien du droit médiéval, j’ai souvent remarqué la présence d’institutions juridiques d’origine ecclésiastique qui répondent à une logique complétement différente par rapport au droit romain : ainsi la saisine, la personnalité juridique des édifices, la graduation de la peine, même l’ordalie, le jugement par un jury, et encore d’autres. L’école historique allemande a relié ces « Rechtsideen » à un droit ancestral germanique, mais en vérité il s’agit d’institutions canoniques.

2) Sur dominium mundi. Tu as raison, le thème est énorme. Avant même de l’analyser au plan juridique, je m’efforce de l’aborder avec rigueur historique, en analysant le contexte politique et économique des controverses juridiques. À l’âge de Fréderic Barberousse et de son fils Henri VI (couronné roi de Sicile à Noël 1194 et mort en 1197 : c’est à lui que Rolandus adresse sa somme des Tres Libri), la question est de défendre l’autonomie des communes italiennes sur le plan politique et économique. Comme on l’a vu pour Pillius, les juristes sont au service de ces nouveaux acteurs, qui voulaient affirmer une propriété libre de toute condition. De même que Pillius invente une définition juridique qui lui permet de transformer une concession en une propriété (utile), de même Bulgarus et après lui Azon nient que le dominium du prince dont les sources parlent soit l’institution de droit privé qui porte le même nom. L’usage de la distinctio permet aux glossateurs de distinguer entre un dominium quoad proprietatem et un dominium quoad iurisdictionem, en séparant ainsi le droit public du droit privé. Peu après, d’ailleurs, les juristes qui sont au service de Fréderic II en Sicile voient la chose différemment, en considérant que le Roi (et non l’Empereur), lui, a une forme de propriété éminente sur les biens qui composent son Royaume. Vers 1270-80 Jacques de Revigny dit la même chose pour le Royaume de France. La pratique de la confiscation des biens des hérétiques joue un rôle clé dans ce mouvement de contrôle du territoire, qui fait penser à une forme de propriété éminente de la couronne sur toutes les terres du Royaume.

3) Ta troisième remarque nous emmène très loin. Je n’ose pas m’engager dans une discussion sur les opérations du droit envisagées par Yan Thomas sur ce point précis. Yan était très curieux du droit médiéval, en raison même de son intérêt pour la force créatrice qu’il voyait clairement dans le droit romain, et qu’il trouvait impensable dans le cadre de la théologie chrétienne, qui réserve la force de création à Dieu seul. Il me semble que la transformation de la règle de droit de « coniectio causae » en « coniunctio causae (cum causa, ajoutaient les glossateurs) » reflète cette impossibilité de proclamer la force créatrice du droit pour les juristes médiévaux. La force du droit ne dérive pas d’une création contingente, mais s’enracine dans la capacité des juristes de reconnaître la force qui se trouve inaperçue dans l’ensemble du texte normatif, considéré comme un tout. Grâce à la confrontation des causae qui ont justifié les normes, le juriste arrive à dégager la règle qui, elle, a une force d’équité, donc une force divine (aequitas idest Deus). Ainsi, le juriste s’empare de cette force, s’érige en seul sujet capable de dispenser la force divine de l’équité pour l’appliquer à la réalité qui change continûment.
Au fond, c’est cette attitude de la scolastique médiévale qui a attiré l’intérêt de Savigny : comme les glossateurs (qu’il a étudié pendant toute sa vie), Savigny voyait la science juridique comme le moyen d’appliquer une force de justice à la réalité de son temps.

Sur le point strictement philologique : on peut justifier les erreurs des copistes sur le plan psychologique, mais il reste que les philologues proposent une justification plus plate : coniunctio est lectio facilior pour le Moyen Age, et personne ne sait exactement quand et où s’est formée la vulgate du Digeste, donc il est difficile de reconstruire les conditions historiques qui auraient pu justifier l’erreur sur le plan psychologique.

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Remarques de Pierre :

Herzlichen vielen Dank, Anton !

Sans vouloir compliquer une discussion déjà fort riche et que nous pourrons reprendre viva voce lors des prochaines séances, j’ajouterai simplement deux remarques complémentaires à la réponse d’Emanuele :

1° sur H. Berman et la révolution, je me demande si le terme en l’occurrence ne prendrait pas un sens plus proche de la « révolution scientifique » de Thomas Kühn que des « révolutions » politiques modernes — anglaise, française ou russe.
            D’une part je me souviens d’une affirmation, que j’avais trouvée choquante ! dans le premier volume de Berman, selon laquelle la science juridique médiévale aurait anticipé la mathesis galiléenne (Harold J. Berman, Law and Revolution, t. 1, The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 1983, p. 151-164).
            D’autre part, il me semble que ce qu’on “rapatrie” ou ce qu’on déplace avant tout ici, c’est la modernité elle-même, qu’on cherche à faire reculer d’un cran, jusqu’au XIe-XIIe siècle. Sans doute cette focale de longue durée n’est pas nouvelle, ni propre à Berman ! mais on peut citer ce passage de l’introduction à Law and Revolution ;
“One of the purposes of this study is to show that in the West, modern times – not only modern institutions and modern legal values but also the modern State, the modern philosophy — have their origin in the period 1050-1150”.
En parlant de “révolution” à propos du droit médiéval (comme fait Julien Théry par exemple, lorsqu’il parle de “révolution de l’inquisitoire”) — en guise de paraphrase à la “renaissance” du droit romain, on  prend peut-être surtout à revers deux attitudes mieux connues : la tendance des révolutionnaires modernes à se raccrocher à l’antiquité (que rappelle encore Claudia Moatti dans son dernier livre sur la République) ; l’association de la modernité à la révolution scientifique, à la découverte du nouveau monde ou à la construction des États nations.

2° faut-il alors craindre que ce langage fasse croire subrepticement à une “décision”, à un plan volontaire, conscient, de la part des papes juristes médiévaux, de faire advenir une “Verrechtlichung” avant la lettre ? Pour discuter ce point, on peut partir de l’une de ces “inventions” ou “opérations” juridiques, comme la création, par Pillius, de l’idée de domaine divisé ; ou encore l’émergence de ce style particulier de pensée juridique, qui s’appuie sur la “coniunctio” des causae. L’intérêt d’analyser, de décrire ou de repérer de telles “inventions” formelles, sur le plan du droit savant, c’est précisément, à mon sens en tout cas, d’identifier ce que Foucault appellerait des “événements discursifs”, qui soutiennent le passage, pour le dire dans le langage de Foucault, d’une épistémè à l’autre. Est-ce que ça suppose de créditer quelques juristes d’être des “grands hommes” au sens hégélien, ou des génies nietzschéens, qui auraient fait basculer l’histoire volontairement ? Il me semble au contraire que ces “inventions” ont un caractère discret, savant et technique, qui les apparente plutôt à des “processus”, précisément, qu’à des grandes décisions. Ainsi, pour Pillius, ce qui compte n’est pas le coup de génie de sa solution, que le fait qu’elle ait déclenché une série de reprises textuelles qui, par contagion, ait fini par provoquer une nouveauté historique. En d’autres termes, je ne vois pas pourquoi ces petites “inventions” ne seraient pas compagibles avec une “formule de contingence”.


3° C’est à partir de là que je reprendrais la délicate discussion sur le mot d’opération, auquel je suis attaché moi aussi — mais je laisse ça à la prochaine séance !

Séminaire EHESS 2018/19 de Emanuele Conte et Pierre Thévenin

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