Cher Anton,
D’abord un grand merci pour tes remarques,
qui m’ont beaucoup donné à réfléchir. Une réponse s’impose, même si les
problèmes que nous abordons sont tellement complexes qu’il est impossible d’en
faire le tour entièrement.
1) Sur Berman et son idée de révolution.
Le
livre de 1983 devrait se comprendre dans le cadre d’un projet de renouvellement
de l’historiographie sur le droit que Berman n’a pas pu mener à terme. Après un
premier volume sur le changement des XIe et XIIe siècles, qu’il appelle
« révolution papale », il en a publié un deuxième en 2003, dans
lequel il propose son point de vue sur deux autre changements des relations
entre pouvoir et droit en Europe : la réforme protestante et la révolution
anglaise. Il aurait voulu poursuivre son travail avec un troisième volume, qui
aurait du s’occuper de trois « véritables révolutions », celles
d’Amérique, de France et de Russie.
Je suis tout-à-fait d’accord avec tes remarques
sur l’inutilité de ranger dans la même catégorie des passages historiques aussi
différents entre eux comme le sont la naissance de la science juridique et le
tournant vers une administration juridifiée des premiers siècles du deuxième
millénaire, la réforme du 16ème siècle, les deux révolutions qui
veulent réaliser les hypothèses de la philosophie politique des lumières, la
transformation violente de la Russie féodale en Union Soviétique. Je suis aussi
d’accord pour ranger les deux livres de Berman dans le rayon de la bibliothèque
qui contient les ouvrages d’histoire écrits « pour glorifier ses propres
aspirations du moment ». Rayon bien peuplé, d’ailleurs.
Pourquoi,
alors, tant de spécialistes, en dépit des critiques, ont attribué tant
d’importance aus livres de Berman ? Le premier volume a été traduit en
Allemand dès 1991 ; et dix ans après la publication du deuxième, la patrie
de l’histoire du droit et du droit Romain moderne lui accorda l’honneur d’une
large discussion entre spécialistes (revue Rechtsgeschichte,
n. 21 de 2013). En Italie, Il Mulino
proposa le premier volume en 1998 et le deuxième en 2010, avec une introduction
importante par Diego Quaglioni. La traduction Française du premier volume a
paru en 2002 pour les éditions de la Librairie Universitaire d’Aix-en-Provence,
et du deuxième pour Fayard en 2010.
Je crois que le mérite de Berman
(probablement bien au delà des objectifs qu’il a consciemment poursuivis) a été
de réintégrer le discours religieux dans la reconstruction historique du droit.
La
culture théologique n’avait jamais été prise sérieusement en compte par les
historiens du droit qui, depuis le 19ème siècle, essayèrent de
reconstruire le droit comme un phénomène lié au développement de l’État, qu’ils
considéraient comme séparé de l’Église. Que l’Église ait été une société
parallèle, qui ne se confond jamais avec le monde, était un ancien acquis
chrétien, qui avait été converti en slogan anticlérical par l’État libéral qui
criait « libera Chiesa in libero Stato ». Voilà donc la morale
séparée du droit, voilà l’économie ecclésiastique comme radicalement séparée de
l’économie laïque, voilà le droit canonique comme un corpus de règles
juridiques toujours sèparées des règles laïques. En travaillant sur les
contrats au Moyen Age, par exemple, aucun historien du droit ne s’est servi des
ouvrages consacrés à ce thème par un théologien comme Pierre de Jean Olivi. Et c’est
seulement récemment qu’on a commencé à faire rentrer dans les sources de droit
les ouvrages de la scholastique thomiste espagnole du XVème et XVIème
siècles.
Je
crois que la fonction historiographique de Berman (pas son mérite, car je suis
d’accord avec toi : il ne l’a pas fait exprès) a été justement de signaler
que la culture juridique occidentale est constituée par deux grandes
traditions, toujours entrelacées entre elles : le modèle Romain, fondé sur
les droit des sujets, leur capacité de produire des obligations, d’agir en
justice, de commettre des crimes en pleine conscience ; et le modèle
chrétien, où les jouissances sont toujours octroyées, les obligations dépendent
toujours de la décision du pouvoir, la hiérarchie l’emporte sur les relations
entre les sujets, la dimension du péché n’arrête pas de se mélanger à celle du
crime. Berman n’a pas pu écrire son troisième tome, où il aurait voulu avancer
l’hypothèse que le contrôle de l’économie soviétique par l’État peut se
comprendre comme un renouvellement de l’idée chrétienne d’une économie gérée
par l’autorité.
Dans
mon expérience d’historien du droit médiéval, j’ai souvent remarqué la présence
d’institutions juridiques d’origine ecclésiastique qui répondent à une logique
complétement différente par rapport au droit romain : ainsi la saisine, la
personnalité juridique des édifices, la graduation de la peine, même l’ordalie,
le jugement par un jury, et encore d’autres. L’école historique allemande a
relié ces « Rechtsideen » à
un droit ancestral germanique, mais en vérité il s’agit d’institutions
canoniques.
2) Sur dominium
mundi. Tu as raison, le thème est énorme. Avant même de l’analyser au plan juridique,
je m’efforce de l’aborder avec rigueur historique, en analysant le contexte
politique et économique des controverses juridiques. À l’âge de Fréderic
Barberousse et de son fils Henri VI (couronné roi de Sicile à Noël 1194 et mort
en 1197 : c’est à lui que Rolandus adresse sa somme des Tres Libri), la
question est de défendre l’autonomie des communes italiennes sur le plan
politique et économique. Comme on l’a vu pour Pillius, les juristes sont au
service de ces nouveaux acteurs, qui voulaient affirmer une propriété libre de
toute condition. De même que Pillius invente une définition juridique qui lui
permet de transformer une concession en une propriété (utile), de même Bulgarus
et après lui Azon nient que le dominium
du prince dont les sources parlent soit l’institution de droit privé qui porte
le même nom. L’usage de la distinctio
permet aux glossateurs de distinguer entre un dominium quoad proprietatem et un dominium quoad iurisdictionem, en séparant ainsi le droit public du
droit privé. Peu après, d’ailleurs, les juristes qui sont au service de
Fréderic II en Sicile voient la chose différemment, en considérant que le Roi (et
non l’Empereur), lui, a une forme de propriété éminente sur les biens qui
composent son Royaume. Vers 1270-80 Jacques de Revigny dit la même chose pour
le Royaume de France. La pratique de la confiscation des biens des hérétiques joue
un rôle clé dans ce mouvement de contrôle du territoire, qui fait penser à une
forme de propriété éminente de la couronne sur toutes les terres du Royaume.
3) Ta troisième remarque nous emmène très
loin. Je n’ose pas m’engager dans une discussion sur les opérations du droit
envisagées par Yan Thomas sur ce point précis. Yan était très curieux du droit
médiéval, en raison même de son intérêt pour la force créatrice qu’il voyait clairement
dans le droit romain, et qu’il trouvait impensable dans le cadre de la
théologie chrétienne, qui réserve la force de création à Dieu seul. Il me
semble que la transformation de la règle de droit de « coniectio
causae » en « coniunctio causae (cum causa, ajoutaient les
glossateurs) » reflète cette impossibilité de proclamer la force créatrice
du droit pour les juristes médiévaux. La force du droit ne dérive pas d’une
création contingente, mais s’enracine dans la capacité des juristes de reconnaître
la force qui se trouve inaperçue dans l’ensemble du texte normatif, considéré
comme un tout. Grâce à la confrontation des causae
qui ont justifié les normes, le juriste arrive à dégager la règle qui, elle, a
une force d’équité, donc une force divine (aequitas
idest Deus). Ainsi, le juriste s’empare de cette force, s’érige en seul sujet
capable de dispenser la force divine de l’équité pour l’appliquer à la réalité
qui change continûment.
Au fond, c’est cette attitude de la scolastique
médiévale qui a attiré l’intérêt de Savigny : comme les glossateurs (qu’il
a étudié pendant toute sa vie), Savigny voyait la science juridique comme le
moyen d’appliquer une force de justice à la réalité de son temps.
Sur le point strictement
philologique : on peut justifier les erreurs des copistes sur le plan
psychologique, mais il reste que les philologues proposent une justification
plus plate : coniunctio est lectio facilior pour le Moyen Age, et
personne ne sait exactement quand et où s’est formée la vulgate du Digeste,
donc il est difficile de reconstruire les conditions historiques qui auraient
pu justifier l’erreur sur le plan psychologique.
___
Remarques de Pierre :
Herzlichen vielen Dank, Anton !
Sans vouloir compliquer une discussion
déjà fort riche et que nous pourrons reprendre viva voce lors des prochaines séances, j’ajouterai simplement deux remarques
complémentaires à la réponse d’Emanuele :
1° sur H. Berman et la révolution, je me
demande si le terme en l’occurrence ne prendrait pas un sens plus proche de la
« révolution scientifique » de Thomas Kühn que des « révolutions »
politiques modernes — anglaise, française ou russe.
D’une
part je me souviens d’une affirmation, que j’avais trouvée choquante !
dans le premier volume de Berman, selon laquelle la science juridique médiévale
aurait anticipé la mathesis galiléenne
(Harold J. Berman, Law and Revolution, t. 1, The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge et Londres,
Harvard University Press, 1983, p.
151-164).
D’autre
part, il me semble que ce qu’on “rapatrie” ou ce qu’on déplace avant tout ici,
c’est la modernité elle-même, qu’on cherche à faire reculer d’un cran, jusqu’au
XIe-XIIe siècle. Sans doute cette focale de longue durée n’est pas nouvelle, ni
propre à Berman ! mais on peut citer ce passage de l’introduction à Law and Revolution ;
“One of the purposes of this study is to show that in the West, modern
times – not only modern institutions and modern legal values but also the
modern State, the modern philosophy — have their origin in the period 1050-1150”.
En parlant de “révolution” à propos
du droit médiéval (comme fait Julien Théry par exemple, lorsqu’il parle de
“révolution de l’inquisitoire”) — en guise de paraphrase à la “renaissance” du
droit romain, on prend peut-être surtout
à revers deux attitudes mieux connues : la tendance des révolutionnaires
modernes à se raccrocher à l’antiquité (que rappelle encore Claudia Moatti dans
son dernier livre sur la République) ; l’association de la modernité à la
révolution scientifique, à la découverte du nouveau monde ou à la construction
des États nations.
2° faut-il alors craindre que ce
langage fasse croire subrepticement à une “décision”, à un plan volontaire,
conscient, de la part des papes juristes médiévaux, de faire advenir une “Verrechtlichung” avant la lettre ? Pour
discuter ce point, on peut partir de l’une de ces “inventions” ou “opérations” juridiques,
comme la création, par Pillius, de l’idée de domaine divisé ; ou encore
l’émergence de ce style particulier de pensée juridique, qui s’appuie sur la “coniunctio” des causae. L’intérêt d’analyser, de décrire ou de repérer de telles
“inventions” formelles, sur le plan du droit savant, c’est précisément, à mon
sens en tout cas, d’identifier ce que Foucault appellerait des “événements
discursifs”, qui soutiennent le passage, pour le dire dans le langage de
Foucault, d’une épistémè à l’autre. Est-ce que ça suppose de créditer quelques
juristes d’être des “grands hommes” au sens hégélien, ou des génies
nietzschéens, qui auraient fait basculer l’histoire volontairement ? Il me semble au contraire que ces “inventions” ont
un caractère discret, savant et technique, qui les apparente plutôt à des
“processus”, précisément, qu’à des grandes décisions. Ainsi, pour Pillius, ce qui
compte n’est pas le coup de génie de sa solution, que le fait qu’elle ait
déclenché une série de reprises textuelles qui, par contagion, ait fini par
provoquer une nouveauté historique. En d’autres termes, je ne vois pas pourquoi
ces petites “inventions” ne seraient pas compagibles avec une “formule de
contingence”.
3° C’est à partir de là que je
reprendrais la délicate discussion sur le mot d’opération, auquel je suis
attaché moi aussi — mais je laisse ça à la prochaine séance !