Dominium Mundi: séance du 22 Mars

Je rebondis sur la discussion qui s'est esquissée à propos du sens de l'expression dominus mundi, pour ajouter quelques éléments, non pas sur le fond de la question, qui est difficile ! mais sur le point de savoir si son enjeu est simplement technique (comme semble l'admettre Emanuele) ou s'il dépasse largement la technique pour impliquer ce qu'Anton décrit comme une "lourde affaire" : celle de savoir si l'empereur est "kurios tou kosmou", maître et possesseur du monde, question qui "dépasserait la seule sphère technique, peuplée des juristes glossateurs". 
Je crois qu’il s’agit d’une question importante : non seulement pour elle-même mais aussi en raison de ses implications pour l'entreprise même de notre séminaire, porté par l'ambition d'analyser le fonctionnement de « l’invention juridique » ou l'activation des formes de droit.
Reprenant une image que j'affectionne, celle de ce que les juristes nomment parfois "l'habillage juridique", je vais essayer de reformuler comme suit la question soulevée par Anton :
le vêtement formel cousu par les glossateurs, qui sont bien, en effet, des techniciens du droit — avec leur art de la "coniunctio causarum" et leur rapport sacralisant au digeste — ne craque-t-il pas de toute part, dès lors qu'on lui fait revêtir la personne même de l'Empereur, dont l'habit doit se tailler dans une autre étoffe discursive : celle de la théologie politique ? Anton demande ainsi s'il n'y aurait pas, dans l'histoire de l'expression "dominium mundi", une "ruse de la raison politique-publiciste", qui chercherait à se faire "passer pour recevable en droit privé". Qu'est-ce à dire ?
Précisément, pour comprendre la portée de cette suggestion, il faut revenir au sort que Carl Schmitt, dans le Nomos de la Terre, réservait au dominium mundi. Pour Schmitt, qui se réfère au Moyen Âge d’une manière en quelque sorte négative, c’est-à-dire sous l’angle de la Respublica christiana dont la modernité a selon lui déchiré l’unité politique, l'enjeu est entièrement public. Outre que Schmitt était publiciste — ce qui a sans doute son importance, le Nomos de la Terre porte sur l'histoire du droit international public, élevée à une dimension, pour le dire ainsi, géopolitique. La référence au "dominium mundi" médiéval étant tout entière tournée vers ses rapports avec l’imperium, l’analyse est immédiatement "happée" dans une perspective que nous dirions bien, en effet, "politique-publiciste", une perspective de facture hégélienne, prompte à débusquer une "ruse de la raison" qui détermine le cours de l'histoire.
Dans un registre proche, on peut songer à l'analyse qu'Ernst Kantorowicz, dans les Deux corps du roi, propose de l'enrôlement du droit romain dans la justification de la royauté du monarque, en lieu et place de la liturgie christique.
Une telle perspective, d'orientation plutôt "publiciste", nous déporte alors en effet de la technique du strict droit privé. Au lieu de se perdre dans les distinctions entre les dominia directum et utile, elle nous invite à démêler avant tout les justifications, les légitimations dont le thème du dominium a été le moyen — lesquelles ont peut-être, in fine, un autre fondement et un autre sens que juridique, un sens plus "lourd", pour reprendre le terme d'Anton.
Cependant est-ce qu'il n'y a pas une précaution à avoir ici — similaire peut-être à celles qu'inspirent les débats de spécialistes sur l'existence d'un "droit public médiéval" ? Est-ce que notre opposition entre le public et le privé n'est pas tributaire du moment moderne où les Etats-nations, devenus souverains, ont commencé à se rapporter les uns aux autres à la manière de personnes privées, donnant lieu à l'édification d'un nouveau droit des gens ? 
Au XIIe-XIIIe siècle, je me demande si la langue du digeste ne se prêtait pas facilement à des "activations" diverses, que nous rangerions en effet tantôt sous la rubrique du privé, tantôt sous celle du public, mais que les glossateurs n'avaient pas de difficulté à faire relever d'un seul et même imperium legis (pour parler comme Placentin), s'étendant à la totalité de ce qui est. Dans un article de 1993, "L'institution civile de la cité", Yan Thomas avait rappelé comment des mécanismes de pur droit privé (les affaires de gré à gré) contribuaient à l'édification juridique de la "personnalité" des cités romaines. De même Claudia Moatti, dans son livre récent Res publica. Histoire romaine de la chose publique, remarque que "pour appréhender la sphère du public, on puisait à Rome dans les catégories du droit privé, societas, tutela, procuratio, vindicatio, restitutio" (p. 20).

Sans vouloir préjuger du sort que nous pouvons faire en l'espèce à ces remarques, ni de leur lien avec l'échange précédent à propos de la formule "dominus mundi", je voudrais simplement partager une référence bibliographique toute récente, qui manifeste en partie au moins l'enjeu de la question : Pier Giuseppe Monateri, Dominus Mundi. Political Sublime and the World Order, Hart, 2018. L’auteur se glisse dans les chaussons du Nomos de la Terre de Carl Schmitt et consacre toute une petite enquête à la "renaissance" de ce motif byzantin chez les glossateurs.
Pierre Thévenin

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