Un commentaire d'Anton Schütz à la séance du 23 Janvier

Anton Schütz nous a autorisé à publier sur ce blog des réflexions sur notre séance du 23 Janvier qu'il avait d'abord nous envoyé comme lettre privée. Les trois points qu'il touche sont d'importance capitale pour notre discours, et nous allons reprendre cette discussion soit sur cette page soit en présence pendant les prochaînes séances.

1) Il me semble qu'une des multiples raisons qu'il y a de réécrire l'histoire du droit aujourd'hui tient dans le livre Law and Revolution de Harold J. Berman, surtout son premier volume paru en 1983/5. Je me permets de ré-attirer ton attention à ce livre que tu as cité et qui, de fait, maintient le statut d'un ouvrage de référence. Pourquoi son replacement est-il souhaitable ? L'auteur, qui aurait fêté son 100e anniversaire l'année passée, n'était pas historien. Il s'est distingué, à partir des années cinquante, comme soviétologue et spécialiste du droit de l'Union Soviétique (il ne parlait point le russe, ce qui ne posait aucune difficulté, tant la poursuite de la guerre froide était désintéressée quant à connaissance intime de l'ennemi). Que, quelques années plus tard, ce professeur de droit à Harvard se reconvertisse à l'histoire du droit européen mettant l'Eglise médiévale au centre de son intérêt, surprenait. Or, pour saisir l'intérêt de l'entreprise, il suffit de s'arrêter au mot "révolution", qui annonce la couleur en suggérant le rapatriement de ce terme si glorieux, si porteur d'identification (à l'époque où Berman écrit), en proclamant que la révolution est occidentale bien avant, et bien plus profondément, que soviétique (voire française, voire moderne). 

Entre-temps ce rapatriement a perdu toute attirance pour la droite américaine, et la thèse de fond de l'oeuvre bermanienne : que la position géopolitique moderne des US se trouve sur le même axe que la position géopolitique médiévale du Saint Siège, encore plausible sous Reagan et les Bush, n'a plus aucun cours sous Trump. 

Or, ce qui importe du point de vue de l'histoire du droit, c'est justement le terme de révolution. Son flou, me semble-t-il, tue dans l'oeuf l'effort de se référer avec précision à quoi que ce soit en particulier. Désignant d'abord le mouvement des planètes dans l'ancienne astronomie, s'offrant ensuite pour traduire la succession tout aussi prédéterminée des formes de gouvernement selon Aristote et, surtout, Polybe (l'anakyklosis), le terme de révolution exprime, à l'époque courante, au contraire la vocation triomphalement volontariste de la politique moderne, la décision de faire révolution, ou encore plus triomphalement - plus mystérieusement aussi - de faire la révolution. (Je note que le livre Relire la révolution de Jean-Claude Milner [Verdier, 2016], contient des remarques utiles à propos de ces questions.) 

Les grands papes du 11e au 13e siècle, ont-ils été des révolutionnaires avant la lettre suivant ce sens moderne et décisionniste du mot "révolution" ? Ce qui semble indisputable c'est qu'en juridifiant leurs routines gouvernementales, ils ont enclenché un processus qui, à terme, a abouti à l'avènement du droit en tant que dispositif omniprésent de la société moderne et actuelle, un processus qui, à la limite, a donné lieu à une nouvelle forme de présence du genre humain sur la planète (forme que d'aucuns ont baptisé "anthropocène"). Or, même en acceptant la thèse que la fulgurante carrière du droit ait causé une véritable inflexion de l'anthropogenèse, la question de savoir si cette inflexion doit s'interpréter en termes révolutionnaires, voire politiques, reste largement ouverte. Les causes politiques majeures d'alors, opposant l'empereur soit aux cités lombardes soit au Saint Siège, ne paraissent pas être, dans leurs lignes de partage, directement couplés à l'évolution du droit. Tout se passe au contraire comme si cette évolution était due, non à l'imposition d'une ou de plusieurs volontés qui auraient décidé, puis "causé" la transition vers une société juridifiée, mais à une longue succession d'effets pas forcement prévus, donnant lieu à d'autres effets du même genre, etc., en bref : à une longue succession de processus qu'on appellerait, plus techniquement, processus collatéraux ou, encore, épigénétiques.  

Enée n'est pas parti pour l'Italie parce qu'il prévoyait la victoire romaine aux guerres puniques (le texte qu'Hector Berlioz a écrit pour son opéra Les Troyens prétend le contraire, mais c'est un livret d'opéra). Pareillement, les papes les plus décisifs de cette prétendue révolution, souvent des juristes, ont beau avoir tout misé sur le droit, lui permettant de jouer un rôle toujours croissant dans l'exercice des routines de leur gouvernement, cela n'en fait guère des révolutionnaires mais tout au plus des grands managers, des génies administratifs. L'expansion du droit, la Verrechtlichung qu'on observe dans l'évolution de la société européenne (puis occidentale, puis globale) ne résulte guère d'une révolution, ni même d'une programmation politique. Au contraire, tout porte à croire que la juridification s'est servi des grands papes juristes suivant la même méthode dont, selon Hegel, l'histoire se sert pour employer un Alexandre, un César, un Napoléon, à ses desseins : en en faisant ses gérants ("Geschäftsführer"). 

C'est à ce niveau, plus profond que celui des erreurs factuelles, que je crois le temps est venu pour Law and Revolution d'intégrer la longue série d'ouvrages historiques qui se sont révélés des travestissements qu'une période historique, pour glorifier ses propres aspirations du moment, a imposé à tel épisode de son passé. Cela, bien entendu, ne résout pas la question du rapport entre politique et droit. Je vois deux façons d'y procéder. L'une, peut-être "structuraliste", qui se garde surtout de la naïveté de vouloir traiter droit et politique séparément, à l'instar de cette "Isolierung du droit" qui serait à l'honneur de l'autre côté du Rhin (même si on admettra qu'elle n'a rien en commun avec le Volksgeist du passé). L'autre, peut-être "fonctionnaliste", c'est-à-dire basée sur une conception de la modernité comme différenciation (et non pas essentiellement comme politisation) de la société, se préoccupe au contraire de la naïveté qui consiste à identifier la politique et le droit comme une seule unité inséparable, comme s'ils ne se référaient pas à deux séries de routines empiriques bien distinctes. Plutôt que prendre fait et cause soit pour l'une soit pour l'autre, ce que je trouve le plus intéressant, c'est l'idée d'engager une procédure litigieuse les concernant - ou plutôt, l'équivalent savant d'une telle procédure.  
 

2) Egalement fascinant pour moi était ce qui a été dit sur Frédérique Barberousse, la diète de Roncaglia, Edward Gibbon comme auteur de la mythologie du "pacte" entre l'empereur et l'école de Bologne, puis sur le passage de la Summa Trium Librorum de Roland de Lucques (il existe donc encore un autre grand juriste italien du 12e siècle du nom de Roland, qui n'était pas Orlando Bandinelli/Alexandre III...), que tu as édité. J'hésite d'entrer en cette question, bien sûr, avant d'étudier ce passage (allons-nous discuter ce texte dans un des prochains séminaires ?). Or, tu dis que la formule dominus mundi appartient à une discussion technique des glossateurs. Dans son sens technique, elle veut dire que l'empereur, en tant que propriétaire privé, ne jouit d'aucun droit lié à sa dignité impériale. L'empereur n'est pas dominus mundi dans la mesure où les juristes désignent la propriété comme dominium, et où ses titres impériaux ne lui confèrent aucun droit de propriété éminente. La division, d'une précision quasiment chirurgicale, entre la sphère de l'empire et de la politique d'une part et celle du dominium d'autre part à la fois illustre et limite la ruse de la raison politique-publiciste de se faire passer pour recevable en droit privé. Par ailleurs, on peut aussi comparer le statut de la couronne en common law à celui du princeps en droit civil, et à la distance entre les deux manières d'articuler les rapports. Reste la question de savoir si une affaire aussi lourde que celle de décider si l'empereur est dominus mundi/kyrios (c'est le terme qu'on trouve le plus souvent, plutôt que celui de despotes) tou kosmou - eh bien, est-elle exclusivement d'ordre technique ? Dans la mesure où, en dehors de la sphère du droit, il existe plusieurs régions discursives où il est question de dominus et de dominium, on se demande si le passage, qui jette une lumière si précieuse sur le rôle que certaines constructions du droit privé romain ont joué dans l'histoire des pouvoirs publiques médiévales, ne fonctionne pas aussi comme un alibi ? Dominus et dominium : le statut sémantique de cette terminologie ne dépasse-t-elle pas la seule sphère technique, peuplée des juristes glossateurs ?      


3) Mon troisième et dernier point est surtout une clarification. J'ai suggéré au dernier séminaire que le scribe, en remplaçant le mot "coniectio" dans le texte à recopier par erreur avec le mot "coniunctio", ait suivi une voie de moindre résistance, et que sa faute était facile à expliquer. Le cas d'un scribe qui remplacerait par "coniectio" le mot "coniunctio" porté par un texte, resterait bien plus difficile à comprendre, ai-je aussi suggéré. J'avais en tête ce que Yan Thomas appelait les opérations du droit. Certes, coniunctio est, comme coniectio, une opération du droit. En même temps, il faut prendre la mesure du propos de Yan Thomas, prendre la mesure de l'originalité de sa suggestion conceptuelle. Pourquoi est-ce si difficile de trouver d'historiens du droit osant d'introduire une perspective performative dans leur discipline ? 

Pour le dire avec une formule idiomatique, parler d'opérations du droit, c'est brosser la bête du droit (et, surtout, de l'interprétation qu'ont les juristes de leur propre action) contre le sens du poil. Comment se fait-il que le droit paraît répugner à l'entreprise de situer le noyau de son être dans ses opérations ? L'explication nécessite un petit détour. A quoi répond cette juridification dont retentit l'Europe, depuis au moins huit siècles avant même que le terme de juridification (Verrechtlichung) soit inventé - sinon à un conditionnement de l'action humaine légitime ? Il s'agit de gouverner l'action humaine au moyen d'une économie de la norme, de l'obligation, de la responsabilité. Porteur de ce conditionnement, le droit doit son succès à sa capacité de suffire à ses propres exigences. Une certaine terminologie (validité, vis et potestas legis, etc.) suggère que le droit se distingue par sa force. En fait, ses interventions sont elles-mêmes éminemment sujettes à une économie de la norme. Les interventions du droit se distinguent du domaine général de l'action (ou de l'intervention) humaine sur laquelle elles interviennent. L'écart se définit par le fait que les interventions du droit se distinguent en ceci qu'elles ne sont justement pas que des interventions. Sans cela on chercherait en vain une raison qui fait que la norme du droit soit dite inviolable. Mais ici réside aussi la raison pourquoi l'aspect "intervention" nomme proprement le pudendum du droit et de l'activité des juristes. En thématisant les opérations du droit, Yan Thomas dénude ce pudendum. 

En approchant le droit du point de vue des opérations qui le constituent, Yan Thomas reprend sous une forme plus insidieuse un des arguments présents dans Critique de la violence de Walter Benjamin. La violence est bien là. Osons la formule : "ubi ius, ibi vis" (où "vis" peut être remplacé par "violentia", "interventio", "interferentia", etc.). Ce n'est pas que cet hiatus interne ait échappé aux juristes avant Yan Thomas - à commencer avec "summum ius, summa iniuria". Et pourtant, il sera difficile d'en localiser des occurrences dans les travaux des historiens du droit. Il faut attendre Yan Thomas pour que ce véritable tabou soit levé, et que la bête "droit" (sinon la bête "juriste", plus dangereuse encore) soit brossée contre le sens du poil. Thomas choisit comme son point de départ la notion d'opération. Ce qui se trouve proféré par le droit, au nom du droit plus exactement, renvoie, non pas à une opération, mais à un titre. Et cependant, nous enseigne Thomas, en parent lointain de Galilée : "eppure interviene" ; et cependant, que vous rougissez ou non, le juriste qui parle au nom du droit, ne fait que cela : intervenir.    

C'est sur le fond de cette réflexion que l'erreur de scribe qui remplace coniectio par coniunctio me semble être autre chose qu'une faute sans signification. Je dirais que c'est un lapsus éminemment plausible. Coniunctio, certes, désigne également une opération du droit. Tout ce qui se termine sur le suffix latin "-tio" a des chances de relever d'une intervention, d'une action. Or, il existe des interventions plus et moins difficiles à assumer. La coniunctio, il y a peu à en rougir - tandis que la coniectio, basée sur le verbe latin auquel il se réfère le mot "jeter" (cf. Heidegger et les mots allemands également construits sur le thème du Wurf), relève précisément de l'intervention au sens fort qui se situe à la limite du juridiquement avouable, tant elle souligne l'initiative prise par le juriste. Yan Thomas l'a placé au centre de sa stratégie de recherche. Entre les opérations coniectio et coniunctio il y a écart de poids opérationnel. Coniungere, le fait de comparer, de référer, voire peut-être d'intégrer dans la liste de tout ce qui est à prendre en compte par une décision à prendre, le fait de distiller la règle (Bulgarus), il s'agit ici d'opérations du droit qui préfèrent agir dans la discrétion. Elles constituent une stratégie d'éviter les mêmes problèmes liés à l’auto-legitimation du juriste que la recherche des opérations du droit expose. Le verbe coniicere se réfère, lui, avec précision aux questions du pudendum performatif, tant il pose le problème des décisions, à la fois contingentes et lourdes d'effets et de conséquences, des juristes, sous l'angle le plus exigeant. La coniunctio, surtout celle qui met en jeu plusieurs causae (ce n'est pas le cas ici - sans que l'étrangeté de la coniunctio d'une chose avec elle-même [!] semble avoir frappé, pendant longtemps, les juristes et historiens du droit qui ont étudié ce texte), ne se situe pas au niveau de la contingence assumée qui qualifient les opérations du droit telles que Yan Thomas les a conçues - Yan Thomas, qui était historien du droit romain "classique" plus que "médiéval", et dont on ne sait guère les commentaires qu'il aurait provoqué de la part d'un Bulgarus. Le scribe, qui a écrit "coniunctio" à la place de "coniectio", semble en tout cas avoir oeuvré dans le sens de l'idéologie professionnelle des juristes de son temps.

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